L’intelligence artificielle : se tenir prêt ou résister ?

Rosalie Bourgeois de Boynes
8 min readJan 17, 2019

Émergence de nouvelles valeurs : tension entre liberté et sécurité

La question de l’emploi ou non de l’intelligence artificielle est à mettre en perspective avec les grands défis sociaux de demain. La liberté est souvent mise dans la balance avec la sécurité, et l’utilisation de l’intelligence artificielle se range bien souvent du côté de la sécurité. Aujourd’hui, les données personnelles sont collectées, analysées, modélisées et utilisées comme base de décision. Des dérives sécuritaires d’utilisation de l’intelligence artificielle pourraient ainsi conduire à la discrimination à l’embauche ou à la souscription à un prêt bancaire ou une assurance, contrevenant à la présomption d’innocence et au principe d’impartialité. Corollairement à la confiance qui s’installe lorsqu’on évolue dans un environnement sécurisé pourrait bien naître la déresponsabilisation de l’homme et sa perte d’autonomie. L’homme rejette la responsabilité de sa décision sur la machine et se trouve incapable d’agir sans elle. En quoi l’intelligence artificielle est-elle un evier pour notre démocratie responsable ou bien à l’inverse l’instrument qui nous conduira à notre perte ?

Responsabilité sociale

L’intelligence artificielle a un rôle à jouer dans la garantie de la paix sociale.

L’intelligence artificielle sera une assistance-clé pour l’éthique de la sollicitude qui valorise la vie des uns avec les autres. A long terme, le nombre d’emplois du secteur de la santé, lié au vieillissement de la population et de l’accroissement de la longévité dans les économies avancées fait envisager une augmentation de l’emploi dans ce secteur où le frein à l’automatisation des processus est important et où le facteur humain est perçu comme important. Délestés de leurs charges administratives, les professionnels de la santé pourront mieux se concentrer sur leurs fonctions. A court terme aussi, on peut noter que l’intelligence artificielle facilite la télémédecine dans la mesure où dans un système de partage de volumes de données conséquent, la modélisation et la reconnaissance des maladies est facilitée et pourrait être rendue accessible mondialement. Cette accessibilité de la technologie pour reconnaître des maladies et offrir des recommandations sur-mesure de traitements pourra ou bien supprimer des emplois, ou bien être utilisée comme une solution d’assistance. Cette notion d’assistance laisse enfin envisager une amélioration de vie des handicapés qui pourront bénéficier grandement de déléguer une partie ou toutes les opérations qui représentent des difficultés.

En cas de chômage massif, toutefois, l’utilisation de l’intelligence artificielle peut très clairement être vue comme un outil conduisant à notre perte si l’on ne considère plus seulement la dimension économique, mais aussi psychologique. Dans la représentation mentale collective, être sans-emploi signifie ne pas toucher de salaire : le chômage est synonyme de pauvreté. Mais il existe une crainte secondaire qu’il ne faut pas négliger : l’exclusion sociale et psychologique. A la peur économique justifiée s’ajoute une peur psychologique. Outre l’amputation du revenu, le chômage rend l’existence difficile, prive de la liberté de décision. Le chômage touche non seulement certains droits ou avantages (assurances liées à l’emploi, droit aux soins médicaux, droits en matière de pensions), mais aussi la participation à la vie de la collectivité[1]. L’exclusion sociale s’accompagne d’une perte de qualification accrue par la perte de confiance. Plusieurs études ont montré que l’expérience du chômage peut être très douloureuse et angoissante[2] au point d’entraîner des états pathologiques. Le découragement qu’engendre le chômage affaiblit encore la motivation jusqu’à installer le chômeur dans une impasse professionnelle, car il conduit souvent à la résignation.

Le partage des richesses est de plus en plus inégal (Bartlett, 2013), et l’intelligence artificielle réservée aux plus riches n’est qu’un élément de plus qui vient brosser le tableau. Plus les machines travaillent, plus il y a du chômage et la compétition pour obtenir un emploi fait s’effondrer les salaires. Keynes écrit que le volume de l’emploi est conjointement déterminé par la propension à consommer et le montant de l’investissement nouveau. Ainsi, le volume de l’emploi détermine de façon unique le niveau des salaires réels et non l’inverse[3]. Dans Le Capital, Marx écrit : « L’excès de travail imposé à la fraction de la classe salariée qui se trouve en service actif grossit les rangs de la réserve, et, en augmentant la pression que la concurrence de la dernière exerce sur la première, force celle-ci à subir plus docilement les ordres du capital. » Et plus loin : « La condamnation d’une partie de la classe salariée à l’oisiveté forcée non seulement impose à l’autre un excès de travail qui enrichit des capitalistes individuels, mais du même coup, et au bénéfice de la classe capitaliste, elle maintient l’armée industrielle de réserve en équilibre avec le progrès de l’accumulation. » Si l’on peut argumenter en faveur de l’industrie du luxe en mettant en lumière la création d’emplois, la beauté des produits créés et l’accès à des idées, contenus, données ou personnes inaccessibles ou invisibles jusqu’alors, on peut rappeler avec Rousseau que le luxe est le signe d’une société mal faite. Alors que le peuple vit dans la pauvreté et l’insécurité, une poignée de très riches vit dans le gaspillage et l’ostentation. Certes les retombées de la démocratisation de l’intelligence artificielle sont prometteuses à long terme, cependant, l’écart creusé dans le temps présent est réel.

Responsabilité environnementale

Par rapport à l’environnement, l’utilisation de l’intelligence artificielle peut avoir un impact négatif et un impact positif. Il appartient de gérer l’impact écologique dans son ensemble, à l’échelle macroscopique et de construire une vision à long terme sur le sujet car les consommateurs sont de plus en plus concernés par l’empreinte carbone des entreprise et les conditions de travail des employés impliqués dans les chaînes de production.

L’impact négatif évident couplé à l’implémentation de l’intelligence artificielle dans les entreprises tient à la consommation d’énergie qui y est liée : production d’ordinateurs, de processeurs, d’espaces de stockage et de système de refroidissement pour les serveurs. Tous ces éléments sont physiques et impliquent toujours plus d’extraction de matières premières et de production d’électricité.

Afin de préserver l’environnement, l’intelligence artificielle peut se révéler un allié phare pour optimiser l’utilisation des ressources. Afin de refroidissement ses serveurs ou « data centers », Google a réduit de 40% la quantité d’énergie nécessaire au refroidissement de ses machines[4]. Sur la question de la mobilité et de la pollution, l’intelligence artificielle peut, par le traitement des données collectées par les capteurs de pollution communiquer aux citadins les heures auxquelles éviter certaines zones. Grâce aux informations sur le trafic routier, l’intelligence artificielle peut participer à la prévention d’embouteillages en optimisant l’occupation des routes grâce aux capacités de planning de certains algorithmes. De façon analogue, l’impact de l’intelligence artificielle sera aussi bénéfique dans la sphère domestique avec l’exemple des smarthomes, et pour la gestion des ressources alimentaires.

Vers un nouveau modèle économique

La machine, dit Engels, est « le moyen le plus puissant de réduire le temps de travail » et donc d’accroître le temps libre. Aristote formulait l’hypothèse de la disparition des rapports entre maître et esclaves dans le cas, selon lui irréalisable, où les machines seraient capables sur une simple injonction d’accomplir le travail demandé. Cependant, le travail quotidien est prolongé et le chômage reste craint. Pourquoi un tel paradoxe ?

Le fait de déléguer certaines tâches à l’intelligence artificielle et donc de créer du temps libre a fait naître l’idée de partager les emplois. Les tendances à grande échelle de l’évolution des modes de travail, concomitantes à l’utilisation de l’intelligence artificielle sont le télétravail, l’utilisation d’espaces de co-working et d’outils de téléconférences induisant des groupes de travail virtuels. Les travailleurs indépendants travaillent sur la base de contrats limités au projets limités dans le temps « Avoir du travail » ne se définit plus par le lieu mais par la durée. Ceci impacte la façon dont nous devons repenser l’utilisation de l’intelligence artificielle : dans une structure d’emploi où un employé travaille pour le compte de plusieurs entreprises, on observe un partage des emplois de fait, ce qui ouvre la possibilité de se spécialiser et la liberté de se diversifier. Dans l’extrême développement de cette idée de partage, de grands noms ont émis l’hypothèse de mettre en place une « taxe robot » pour tirer parti de leur exploitation. Le fondateur de Microsoft, Bill Gates a en effet suggéré dans une interview que les robots payent des impôts sur la marchandise créée ou le service rendu, de la même façon que nous payons des impôts sur le revenu à l’Etat ; il déclare « Si un robot vient faire la même chose, vous penseriez qu’il faut taxer le robot à un niveau équivalent. »[5]. En parallèle, fixer des quotas d’heures de travail hebdomadaires comme Larry Page de Google le propose, permettrait de répartir le travail entre individus plutôt que de forcer une poignée à travailler au-delà d’un certain nombre d’heures par semaine.

Revenant sur l’idée d’une mécanisation qui soulagerait la peine des hommes, des économistes comme Thomas Piketty ont développé la thèse de la séparation du revenu et de l’emploi en pensant l’organisation d’un revenu universel. Cette thèse a également été soutenue par Elon Musk. Si le revenu n’est pas une conséquence de la création de valeur dans le cadre de « l’emploi », il doit soit provenir d’une autre source : investissements en capitaux, vente de matériel ou transferts de payements. Or « gagner sa vie » est associé dans notre culture au fait de surmonter la chance ou la bonne naissance par le mérite du dur labeur, ce que la majorité considère comme un principe équitable et désirable. Piketty écrit : « On pourrait par exemple s’inspirer du système en place au Danemark, où chacun bénéficie dès l’âge de 18 ans de soixante mois d’un revenu universel qu’il peut utiliser librement pour financer sa formation initiale ou continue. »[6]. La réduction du temps de travail pourrait être transformée en temps social. Sans tomber dans le sophisme de la masse de travail qui n’est pas fixe, la réduction de temps de travail pourrait être mise au profit du temps social. Afin de financer le revenu universel, les missions sur la base du volontariat d’hier pourraient être rémunérées par l’Etat, sur la base de ces taxes : ainsi le nombre d’aides-soignantes personnelles pourrait être augmenté, les classes d’écoles pourraient être désengorgées, les associations caritatives pourraient grandir et aider davantage de personnes.

Conclusion sur l’éthique de l’intelligence artificielle

Ceux qui bénéficieront le plus du progrès technologique sont ceux qui comprennent comment faire un bon usage des opportunités techniques offertes par l’accès au Big Data, et notamment en ce qui concerne l’optimisation des ressources. A travers l’étude des différents secteurs sujets au changement, on constate le besoin de minimiser le sentiment d’être remplacé par la machine par l’intégration de la main-d’œuvre en place à cette transition, et les bénéfices de se concentrer sur les notions d’assistance et d’accompagnement, afin de ne pas résister contre le progrès technologique, mais d’être plus intelligent avec les machines.

[1] Amartya Sen, « L’inégalité, le chômage et l’Europe aujourd’hui », Revue Internationale du Travail, vol. 136, (1997), n°2

[2] Jahoda, Lazarsfeld et Zeisel, 1933 ; Eisenberg et Lazarsfeld, 1938 ; Bakke, 1940 ; Hill, 1977.

[3] John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936

[4] « Comment Google utilise l’intelligence artificielle pour faire baisser sa facture d’électricité », Les Echos, 24 Juillet, 2016

[5] Vidéo publiée le 16 avril 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=nccryZOcrUg

[6] Thomas Piketty, « Pour un revenu universel crédible et audacieux », piketty.blog.lemonde.fr, 25 janvier 2017

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Rosalie Bourgeois de Boynes

I am a French AI enthusiast, looking forward to discovering the new developments of AI that would be closer to the way human brain functions.